Une aventure passionnante sur la rivière des Outaouais

La vie et le développement sur la rivière des Outaouais,
des bouilloires en cuivre aux réacteurs nucléaires

par Jeremy Whitlock

[English version]

Pendant plus de deux siècles, elle a été le portail de tout un continent, une des rivières importantes de l'histoire. Aujourd hui, la rivière et son histoire sont peu connues des Canadiens, au-delà d'une association avec la capitale nationale construite sur sa rive inférieure. c'est l'ironie de l'histoire de la rivière des Outaouais. Un autre exemple est donné par les biefs supérieurs de l'imposante rivière, où le terrain accidenté, l'isolement et le sol pauvre ont limité le peuplement de la région au même niveau qu il y a cent ans. Cependant, c'estlà, dans la forêt de pins qui s étend à l'infini, sur la rive granitique âgée d'un milliard d'années, que se trouve un établissement scientifique immense, de réputation mondiale : les Laboratoires de Chalk River, lieu de naissance du réacteur CANDU.

À première vue, on est frappé par le paradoxe apparent. En fait, la présence du laboratoire nucléaire, porte-drapeau du pays, s harmonise curieusement avec le passé de la rivière. Depuis quatre cents ans, la rivière des Outaouais est liée à une industrie canadienne vitale ou à une autre, du commerce de la fourrure aux nombreux projets hydroélectriques en passant par l'aire de l'exploitation forestière, et finalement aux débuts de l'énergie nucléaire. L'histoire de l'Outaouais constitue une partie importante du patrimoine culturel et industriel du pays.

Cultures autochtones

Toutefois, l'histoire commence plus tôt. Bien avant l'arrivée des premiers Européens, la rivière des Outaouais était une route importante pour le commerce, l'échange culturel et le transport. Les sites archéologiques sur l'île Morrison, près de Pembroke, révèlent la présence d'un peuple il y a 5 000 ans qui fabriquait des outils et des armes en cuivre. Le minerai de cuivre était extrait au nord du lac Supérieur et était distribué, en empruntant la rivière des Outaouais, dans la région inhospitalière du Bouclier canadien, jusqu à ce qui est aujourd hui le nord de l'État de New York. À cette époque, la rivière préhistorique arrosait encore une grande partie du bassin des Grands Lacs, héritage de l'époque glaciaire récente (aujourd hui, la route du lac Érié est la seule voie d'accès au bassin).

Il y a deux mille ans, la rivière et ses affluents avaient pratiquement le même aspect qu aujourd hui, arrosant plus de 140 000 kilomètres carrés de roches essentiellement précambriennes. Les objets en poterie locale de cette période présentent de très grandes ressemblances qui dénotent l'utilisation continue de la rivière pour l'échange culturel dans tout le Bouclier et au-delà. Plusieurs siècles plus tard, la tribu algonquienne vint s installer dans les îles et sur les rives de la rivière des Outaouais, et vers les années 1600, les premiers Européens allaient constater que ces Amérindiens étaient une société de chasseurs dominant la rivière. Les Algonquins appelaient la rivière la «Kichesippi». Les colons français l'appelaient «La Grande Rivière des Algoumequins» et reconnurent rapidement son potentiel stratégique en tant que point d'entrée vers les régions inférieures du Nouveau Monde.

Le commerce de la fourrure

D'une longueur de plus de mille kilomètres, la rivière des Outaouais prend sa source dans les hautes terres plein nord par rapport à la ville qui est aujourd hui Ottawa et coule vers l'ouest jusqu à la frontière entre l'Ontario et le Québec. Elle change finalement d'orientation vers l'est et suit une ligne de faille ancienne (façonnée par l'eau de fusion glaciaire) pour se jeter dans le Saint-Laurent, au niveau de l'île de Montréal. C'est ici, au confluent de la rivière et du fleuve que Samuel de Champlain, fondateur de Québec en 1608, a établi le premier marché et a instauré ainsi l'important commerce de la fourrure. Les peaux de castors et d'autres animaux sauvages étaient amenées chaque printemps sur la rivière dans des flottilles de canots en écorce de bouleau. Bien que seuls les Algonquins habitaient au bord de la rivière, de nombreuses autres tribus l'utilisaient comme route, et plus particulièrement la tribu huronne de la région inférieure de la baie Georgienne.

Pendant un demi-siècle, les Hurons dominèrent le commerce de la fourrure colonial français. Ils voyageaient jusqu à la baie Georgienne depuis leur terre natale autour de la région où se trouve aujourd hui Midland, en Ontario, ils remontaient la rivière des Français jusqu au lac Nippissing, ils traversaient la ligne de crête où se trouve actuellement North Bay et descendaient finalement la rivière Mattawa jusqu à la rivière des Outaouais. C'était la même voie navigable que Champlain avait empruntée en 1615, pour passer l'hiver avec les Hurons et, en fait, pendant les 250 prochaines années, elle allait être la voie d'accès privilégiée vers les Grands Lacs et, par conséquent, du continent intérieur. On pouvait également avoir accès au nord du Canada en remontant la rivière plus vers le nord après le lac Témiskaming, et en franchissant une autre ligne de crête en portant les canots pour atteindre le bassin hydrographique de la baie d'Hudson. Toutefois, au début du XVIIsiècle, à l'exception d'une poignée d'Européens dont les missionnaires jésuites et récollets, l'Outaouais était le monde privé des indigènes nord-américains.

Le long de la rivière des Outaouais, les Algonquins faisaient preuve d'un esprit d'entreprise. Sur l'île Morrison, où l'on trouve des objets en cuivre datant de 5 000 ans, la tribu Kichesippirini prélevait une redevance sur les flottilles de canots qui descendaient la rivière. Toutefois, au milieu du XVIIe siècle, la civilisation algonquienne, dont les origines remontaient à plus de mille ans, le long de la rivière des Outaouais, s éteignit subitement. Le commerce lucratif de la fourrure avait attisé l'agression intertribale et finalement la ligue des Iroquois du sud du Saint-Laurent, armée par ses alliés hollandais attaqua en force et décima la tribu. Autre ironie dans l'histoire de l'Outaouais, le nom même (et par conséquent le nom de la capitale du Canada) vient d'une tribu qui n a jamais vécu près de la rivière. Les Outaouais qui provenaient du nord du lac Huron faisaient simplement partie des tribus qui transportaient des fourrures sur la rivière à la fin des années 1600.

Bien entendu, le commerce de la fourrure a continué et a prospéré. Bien qu il n y avait plus de flottilles de grands canots hurons, (également victimes des Iroquois), les fourrures continuèrent à être transportées sur la rivière en quantité croissante. Quelques décennies plus tard, de jeunes Français aventureux appelés «coureurs de bois», commencèrent à pénétrer dans le bassin hydrographique de l'Outaouais, passant les hivers et commerçant avec les tribus autochtones, avec ou sans l'approbation du régime colonial. Deux de ces personnages bien connus, Radisson et Groseilliers, entreprirent en 1660 un voyage célèbre en descendant la rivière des Outaouais, détenue par les Iroquois, avec un chargement de fourrures, sans se soucier des dangers. C était également malgré l'interdiction du gouverneur, et il en résulta l'établissement de la Compagnie des aventuriers d'Angleterre trafiquant dans la baie d'Hudson (la Compagnie de la Baie d'Hudson) en 1670. Les Français envoyèrent une flottille de soldats sous le commandement de Chevalier de Troyes qui remonta la rivière des Outaouais en 1686 pour s emparer de certains forts de la Compagnie. Le récit qu a fait Troyes de ce voyage est une des études les plus exhaustives de la rivière.

Le XVIIIsiècle allait voir un nombre croissant d'entreprises commerciales organisées, établies à Montréal ou à Québec. Le trappeur indigène était encore la clé de cette industrie, mais les fourrures étaient transportées de plus en plus sur la rivière des Outaouais par les voyageurs français, de robustes gaillards qui dirigeaient à la rame des canots monstres (de trente-six à quarante pieds de longueur) et qui devaient transporter plusieurs fois leur propre poids en fourrures et en approvisionnements pour contourner chaque rapide dangereux.

Mélange puissant de force brutale, de joie de vivre et d'endurance, les voyageurs pouvaient parcourir 70 km par jour avec peu de nourriture ou de repos. La légende de ces hommes, dans leurs embarcations en écorce de bouleau, qui pagayaient avec ardeur en chantant la chanson Canadien traditionnelle, symbolise le caractère canadien tout autant que le castor industrieux qu ils poursuivaient. À Pointe au Baptême, une flèche, ou langue de sable, particulièrement belle qui se trouve maintenant sur la propriété des Laboratoires de Chalk River, les voyageurs faisaient une halte pour conférer le baptême aux derniers arrivants et pour se jeter des falaises rocheuses à proximité. Là, la rivière se rétrécit et forme une entrée escarpée vers le pays du Bouclier inhospitalier, au-delà.

Vers la fin du XVIIIsiècle, les divers groupes commerciaux qui empruntaient la rivière des Outaouais avaient été regroupés au sein de la Compagnie du Nord-Ouest, les itinéraires de transport allant bien au-delà du lac Supérieur, au c÷ur du continent. Le portail donnant sur ce vaste réseau, comme à l'époque des migrations autochtones, des commerçants et des derniers explorateurs européens, demeure la rivière des Outaouais.

À la suite du transfert de la Nouvelle-France à l'Angleterre en 1763, un afflux de commerçants anglais et écossais occasionnent une rapide croissance de l'industrie, et finalement en 1821, la Compagnie du Nord-Ouest fusionne avec la Compagnie de la Baie d'Hudson, dont elle garde le nom. Bien que la nouvelle société devait ouvrir des comptoirs tout le long de la vallée de l'Outaouais, la réorientation du trafic du commerce des fourrures anglais par la Baie d'Hudson met fin à l'ère des brigades de voyageurs sur la rivière des Outaouais inférieure.

Exploitation forestière

Alors que le transport par canot des fourrures atteint son apogée au tournant du XIXsiècle, une autre industrie canadienne importante se développe, inspirée par deux événements militaires mondiaux. L'indépendance de l Amérique en 1783 marque la fin des approvisionnements en bois de construction de la Nouvelle-Angleterre pour la marine anglaise. Alors, quand Napoléon ferme la route d'approvisionnement de la Baltique en 1806, l'Angleterre se tourne désespérément vers sa colonie dernièrement acquise pour ses besoins en bois équarri. Parallèlement, la même année, un ancien citoyen de la Nouvelle-Angleterre, Philemon Wright, fait descendre le premier train de bois sur la rivière des Outaouais. Il donne ainsi naissance à une industrie qui est encore aujourd hui la plus grande exportatrice et le plus grand employeur du Canada.

L'Outaouais était un territoire fertile pour l industrie forestière. Apparemment, il renfermait des approvisionnements infinis de bois, et notamment le pin blanc canadien vénéré, le long d'une rivière imposante avec apparemment une capacité infinie de transport et (ultérieurement) de transformation des billots en bois de construction. Le bassin hydrographique de la rivière des Outaouais est vaste avec des affluents pénétrant profondément dans les terres comme la Madawaska, la Bonnechère, la Petawawa et la Mattawa sur la rive sud (Ontario), ainsi que la Dumoine, la Coulonge et la Gatineau sur la rive nord (Québec). Les hommes passaient de longs hivers dans des cambuses en amont de ces affluents, à couper, à équarrir et à empiler des grumes en vue de la descente sur la rivière au printemps. Avant que la dernière glace n ait disparu de la rivière, les billots étaient assemblés en d'énormes radeaux faisant plus de sept acres, et ainsi le produit flottait jusqu à Montréal ou Québec.

Au début, les radeaux étaient séparés et envoyés un par un dans les nombreux rapides. Vers les années 1830, les premières chutes à grumes font leur apparition, la première à la chute des Chaudières, juste au-dessus de la colline du Parlement. En même temps, les premières scieries sont construites, également à Ottawa (appelée alors Bytown), au fur et à mesure que la demande de bois scié augmente. Puis, avec la croissance de la colonisation, le transport par bateau à vapeur s intensifie, principalement le long des nombreux lacs dont les caractéristiques étaient en grande partie semblables à celles de l'Outaouais entre des rapides violents. L'industrie du bois équarri atteint le summum au milieu du siècle. Le trafic du bois scié culmine à l'aube du XXsiècle. De toute évidence, ce fut l'âge d'or de l'Outaouais.

Hydroélectricité

Finalement, les Européens ne s'intéressent plus aux fourrures et une voie ferrée s'enfonce bien dans le Bouclier canadien, le long de l'Outaouais. La rivière commence alors à être moins utilisée pour le transport industriel pour faire place à la navigation de plaisance qui est son usage exclusif aujourd hui. (Bien que, jusque dans les années 80 on pouvait encore voir de grands trains de flottage remorqués vers les usines de pâtes et papiers en aval, le long de la rivière des Outaouais inférieure.)

En 1902, signe des temps à venir, le premier barrage hydroélectrique est construit au-dessus de la colline du Parlement, à l'emplacement de la première chute à billots, à peu près à la même époque où le dernier des grands trains de bois équarri a descendu la rivière. La production d'électricité a été une technologie d'avant-garde pour l'époque et, encore une fois, la rivière des Outaouais a joué un rôle important. En fait, près de deux décennies plus tôt, en 1884, la ville de Pembroke est devenue la première au Canada à éclairer ses rues à l'électricité. Elle était alimentée par une dynamo couplée à un moulin à provende sur la rivière Muskrat, près de son confluent avec l'Outaouais au centre-ville de Pembroke.

Au cours des six décennies suivantes, des barrages hydroélectriques sont construits à la plupart des grandes cataractes de la rivière, et la face de l'Outaouais est changée à tout jamais. La rivière avait toujours pris la forme d'une série de réservoirs allongés séparés par des chutes subites d'élévation, mais maintenant les barrages en béton massifs ont inondé les terres et calmé les rapides à ces jonctions étroites. Il y a quelques exceptions, en particulier les eaux vives près de Pembroke, en Ontario, qui appuient une industrie touristique en pleine expansion. Au cours des années 70, plus de 2 000 MW d'électricité ont été tirés de la rivière principale et 1 300 autres MW de ses affluents.

L'âge nucléaire

Alors que la Deuxième Guerre mondiale touche à sa fin, on cherche à obtenir une source plus puissante d'énergie sur les rives de la rivière de l'Outaouais supérieure. Une étendue de rivière remarquablement droite de 24 milles, connue des voyageurs sous le nom de «la rivière creuse» (deep river), est retenue par les scientifiques pour effectuer une nouvelle expérience audacieuse : l'âge nucléaire commence. Non loin des falaises de granite de 500 pieds de hauteur qui, à une époque, faisaient écho à la chanson des voyageurs, sur les terres où les Indiens préhistoriques campaient, un nouveau type de réacteur nucléaire est construit.

Les prescriptions essentielles relatives au choix du site étaient l'isolement (par mesure de sécurité et de sûreté) et une grande quantité d'eau de refroidissement pour le réacteur. Encore une fois, la rivière des Outaouais était idéale : «la rivière creuse» fait un mille de largeur par endroits et plus de 200 pieds de profondeur, passant entre deux rives peu peuplées et bien isolées (mais suffisamment près de la base militaire principale de Petawawa pour se cacher pendant la construction en période de guerre). À ce moment-là, l'accès par chemin de fer est possible au village de Chalk River.

Pour exploiter le laboratoire d'appui en pleine expansion, des centaines de familles sont logées à proximité dans une ville privée, nommée par la suite Deep River en l'honneur de son emplacement historique. À ce moment-là, une poignée d'autres réacteurs de recherche sont construits et, en 1962, le premier réacteur de puissance CANDU au monde entre en service près de Rolphton à la source de «la rivière creuse». Les profondeurs froides de la rivière des Outaouais ont été essentielles à cette entreprise : dans les années 70, la consommation d'eau combinée des réacteurs de puissance et de recherche dépasse celle de toute la ville d'Ottawa et représente un quart de l'utilisation totale de la rivière.

Ainsi, le réacteur CANDU qui a pris naissance parmi les esprits des civilisations indigènes historiques, des explorateurs européens, des voyageurs et des bûcherons a fait l'admiration du monde tout en étant son chef de file. Aujourd hui, quand un scientifique nucléaire traverse un lac en canot à rames au-dessus d'un barrage hydroélectrique, évitant des billots à demi submergés datant de plusieurs décennies, et visitant des falaises rocheuses d'un milliard d'années, où les voyageurs «baptisèrent» leurs recrues, le temps s arrête et l'histoire disparaît pour laisser libre cours à l'inspiration.

Lectures choisies

    Peter Hessel, The Algonkin Tribe, Kichesippi Books, Waba, 1987.

    Clyde C. Kennedy, The Upper Ottawa Valley, Renfrew County Council, Pembroke, 1970.

    Robert Legget, Ottawa Waterway: Gateway to a Continent, University of Toronto Press, Toronto, 1975.

    Charlotte Whitton, A Hundred Years A-Fellin', Gillies Brothers Ltd., Braeside, 1943.


Tous droits réservés © 1997 Jeremy Whitlock.

Jeremy Whitlock (PhD) Jeremy est l’auteur de "The Canadian Nuclear FAQ", un website (en anglais) de l'information sur l'industrie nucléaire canadienne, à www.nuclearfaq.ca. Le présent essai est paru dans le Bulletin18, 1, hiver 1997, pp. 31-33, ISSN 0714-7074 de la Société nucléaire canadienne. Il est également paru dans le North Renfrew Times (Deep River, Ontario) le 5 janvier 2000.   Allez au CNF homepage

Chalk
River Labs

les Laboratoires de Chalk River
Disponible à The Canadian Nuclear FAQ

This essay also available in English.